Dans l’attente de voir revenir un être qu’on aurait aimé

Le 4 mars 2012

Ma chère amie,

Je n’ai pas cédé à la facilité d’aller tout commander sur le WEB. Quelque chose me retient et j’arrive à ne plus supporter mon comportement dans ces moments-là. Je clique ? Je ne clique pas ? Pourquoi faut-il toujours que je contre un désir que je sens pourtant comme un appel à vivre des expériences nouvelles ? Je me reconnais bien là. C’est toujours pareil. Je vois un objet quelconque que j’aurais envie d’acheter, pour lequel je me dis immédiatement qu’il serait utile, pour le loisir, ou juste agréable, pour le plaisir. Je reste plusieurs heures à piétiner dans le magasin pour ressortir sans rien acheter, et trois jours plus tard, je l’achète, pensant que j’ai bêtement pris le risque qu’il ne soit plus là. Je m’en veux à chaque fois, surtout quand j’ai laissé passer des promos, des soldes, quand mon hésitation se paie à coups de ristournes ratées. C’est tellement idiot que j’espère qu’en te l’écrivant, une étincelle se réveillera en moi, comme j’aurais été me confesser, pour ne plus faire ça, agir tout de suite, comme je le sens.

Ce qui m’inquiète, c’est que, jusqu’à présent, cela ne me l’avait jamais fait pour les livres que j’achète convulsivement, par dizaines, même, pour les avoir, pour les voir longtemps avant de les ouvrir, pour être sûr de ne jamais manquer la possibilité d’en avoir un d’avance dans mon sac au cas où je perdrais celui actuellement en lecture, ou pire, au cas où je le finirais à plus de trente minutes de métro de chez moi. Toi qui lis tant, je suis sûr que tu connais l’angoisse des dernières pages de roman, lorsqu’on voit s’approcher les dernières phrases, que l’on réalise peu à peu qu’elle est là, de plus en plus proche, l’insoutenable séparation, dans la vie, réelle, parce qu’il faudra s’arrêter de lire, parce qu’il n’y a plus de mots, parce qu’elle est morte, parce qu’il est parti, parce que c’est fini et que l’auteur n’avait plus rien à en dire. Je m’arrange souvent pour être chez moi dans ces moments-là, pour être sûr que je pourrai aller me prendre une longue douche chaude si le choc est trop violent. Je me souviens d’Anna. D’Héloïse. D’avoir eu besoin de relire trente fois les cinquante dernières pages de leurs romans pour laisser à mes larmes le temps de s’écouler, répétant à haute voix des passages entiers, me disant que cette peine allait devenir une nouvelle manière d’être au monde, définitivement en deuil de les avoir rencontrées. Je voulais vivre ces déclins presque au rythme où les auteurs les auraient écrits, au rythme où les personnages les auraient réellement vécus, pour comprendre, à partir de quand j’aurais dû savoir qu’un tourbillon d’émotions et d’incompréhensions, que le constat implacable de la réalité, allait en conduire une sous un train, à me souvenir, à m’insulter presque de ne pas l’avoir prédit, ou de l’avoir souhaité, maladif que je suis, pauvre lecteur, dans l’incapacité d’intervenir sur le cours de l’histoire, impuissant, la voyant bien se dégrader, dans sa manière de s’exprimer, dans son comportement, puis dans toutes ces phrases qui s’enchaînent, à couper le souffle, l’inévitable, le désiré compulsif, notre propre angoisse devant notre propre fin, là, comme ça, comme un chien, tomber, livrer sa dépouille à un trottoir, à d’autres vies qui continueront d’en avoir vu une s’échapper, d’être celui qui, le premier, se sera formulé qu’il avait bien devant lui un cadavre.

Chez moi, j’ai tous les moyens de subvenir aux urgences d’une fin de roman, surtout que, finalement, c’est très souvent la nuit, quand tout semble endormi, que je me pose quelques heures pour profiter du silence de la lecture. Mais quand je suis dans le métro, je ne laisse pas pour autant seulement quelques lignes à lire pour la tisane du soir, avant d’aller dormir, et je ne connais jamais vraiment les réactions en chaîne qui vont être provoquées. Généralement, je ferme le livre. Je dévisage les passagers en me demandant s’il y a une communauté de pensées qui s’installe pendant ce temps où l’on se regarde sans trop savoir ce que l’un ou l’autre pense, jusqu’au malaise, d’être au même endroit au même moment, nous plantant nos traumatismes au fond des yeux, portés par les cernes de fatigue. S’il ne reste que deux ou trois stations, je sors, pour prendre l’air, pour choisir mon itinéraire, y aller à ma propre vitesse, indépendante de toute autre, et si je suis trop loin, je plonge dans le livre suivant, que j’avais emporté dans mon sac. Oublier, instantanément. Au sens le plus stricte que je connaisse. Tourner la page en changeant de roman, d’auteur, de style, d’histoire, d’héroïne, fouillant dans tous les débuts l’indice, le mot, la tournure qui pourrait me dévoiler ce qu’il adviendra maintenant que tout ce qui fut est là, sous mes yeux, comme concentré, parce que je suis intimement convaincu que tous ces auteurs écrivent leurs débuts quand ils ont déjà vécu leur histoire en pensées, c’est-à-dire, dans leur corps, et qu’il doit y en avoir des traces dans les tout premiers paragraphes qu’ils ont choisis d’inscrire dans l’éternité.

Voilà donc que je serais en train de retenir un nouveau pressentiment, de peur, peut-être, d’être déçu par ce que j’aurais à découvrir. Cela fait partie des quelques conjectures que je me suis formulées, que ce roman-là ferait l’objet d’une réédition parce qu’il serait l’un des rares qu’elle aurait réussi. J’y pense évidemment beaucoup, mais il y a un ressenti un peu différent, presque intrigant, par lequel je me laisse conduire, comme si je venais d’entrer dans un nouveau labyrinthe. Je sens une telle sincérité dans l’écriture que je passe mon temps à collecter des paragraphes que j’aimerais comprendre avant de passer à la suite. Elle dit tout. Ou plutôt, le personnage dit tout. Ce livre est évidemment mon premier et mon dernier. Et venant un peu comme un imprévu, une question : Est-ce mieux de posséder un livre supplémentaire ? C’est tellement bien amené que je repars au début pour saisir l’impasse dans laquelle elle nous a conduits, à tel point qu’à chaque fois que j’arrive sur cette question, par exemple, je finis par me la poser vraiment, et le doute s’installe, un doute très intime, très personnel, qui ne concerne pas, j’en suis sûr, les lignes que je viens de parcourir. Est-ce que je n’ai pas suffisamment de matière ? Est-ce qu’il faudra véritablement venir effleurer ces pages pour en sortir une problématique ? Laquelle ? Ce serait quoi, en langage universitaire, d’exprimer pourquoi on a un jour trouvé le seul livre qu’on lirait jusqu’à la fin de ses jours ? Ou, pourrait-on arriver à un stade où on se dirait que nous sommes achevés, comme au bout du chemin, qu’il n’y a plus rien à découvrir ? Comme tu le vois, des centaines de questions surgissent, à cause d’une seule. J’en ai les mains qui tremblent en t’écrivant. Oui, j’ai peur. De devoir décider, avant de le vivre, que je ne serai peut-être pas à la hauteur. Que j’ai peut-être atteint mon degré d’incompétence. Peur du temps qu’il faudra pour étudier tout cela, des années de réclusion que je m’apprête à signer pour des nuits entières de travail, à ne plus voir personne, à ne plus vivre qu’avec des morts dont la pensée est sous mes yeux, cherchant à exister encore, bouleversant le vivant, quand je serais le dernier à venir les citer, les analyser, pour participer à l’immortalisation de leur texte.

Cette auteure est restée invisible. Je le constate de plus en plus. Aucun livre à la fac. Aucune mention nulle part. Je veux réussir à la trouver sans passer par la case WEB, et tant pis pour le temps que j’y passerai. Je veux savoir où on la trouve, qui l’a lue, dans quel milieu on en parlerait. Je vais passer aux bouquinistes, fouiner partout où il y a des livres. Pour le moment, je n’ai commandé que sa biographie. Je la recevrai dans quelques jours, j’espère. Il y a sans doute dedans des éléments qui m’aideront à mieux la situer. Et puis, c’est idiot, je sais, mais j’essaie de ne pas m’emballer au cas où je ne serais pas admis à continuer faute d’avoir raté l’occasion d’obtenir la moyenne qu’il faut. Tout me dit de ne pas brûler les étapes, de ne pas perdre patience. J’ai aussi tant à réviser si je veux aboutir. Cette découverte pourrait me saisir entièrement. Tu me connais, avec cette manie que j’ai d’épuiser les sujets, de me lancer dans les monotâches comme un autiste, à oublier que la vie, ce sont aussi des matins frais, des journées de promenade, des soirées entre amis, et pas seulement des mois qui passeraient à s’emplir de ce temps qu’on a vécu dans l’attente de voir revenir un être qu’on aurait aimé.

Mille pensées.


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