Pour être sûr qu’ensemble, bientôt, nous en rirons

Le 18 mars 2012

Ma chère amie,

Il faudrait peut-être que tu me transmettes quelques-unes des lettres que je t’aurais écrites avant que je ne te fasse part de cette découverte. Non que j’aie besoin d’activer un souvenir qui serait, avec le temps, devenu de plus en plus flou, mais comme nous avons déjà eu tellement d’échanges en lien avec mes amours littéraires, cela me dirait sans doute si j’ai déjà été, par le passé, à ce point subjugué par la rencontre d’un auteur. Les passions, — j’en suis certain —, étaient réelles, et pour laisser passer un peu cette immense vague de troubles qui m’agitent, je regarde les rayons de ma bibliothèque. Je les vois passer, sous mes yeux. Ils sont là. Leurs œuvres sont là. Comme des séries d’intégrales. Entre ceux que je suis depuis qu’ils publient, au fur et à mesure, les vivants, ceux dont j’ai presque tous les romans, parce que j’ai senti comme une urgence de lire tout ce que leur vie leur avait permis de publier, les morts, donc, à en juger à la place qu’ils prennent sur mes étagères, qui pourrait se mesurer, je vois à quel point on pourrait dire que je suis fidèle à tel ou tel, que je n’ai jamais lâché l’idée d’aller au bout, mais il y en a tellement que je ne pense plus qu’aux périodes nécessaires à la lecture de leurs écrits, au temps que j’aurais passé avec l’un, sans l’autre, plongé dans de nouvelles obsessions, comme s’il ne pouvait exister aucun retour à ce qui leur a précédé. Ce n’est pas véritablement de l’ordre de l’oubli. Soit, j’aurais besoin d’ouvrir leurs livres pour les citer, mais leur nom, leurs titres, continuent d’éveiller une émotion suffisante au point où je pourrais très certainement dire instantanément si celui-ci je l’ai aimé, et sans doute pourquoi. C’est peut-être cela que j’aimerais retrouver dans ce que je t’en aurais dit. J’aimerais voir s’il y a une sorte d’évolution, si la matière-même de la focalisation se lit, si c’est, comme je l’ai supposé après avoir lu ce troisième roman, de pire en pire, car je me rends bien compte que beaucoup d’éléments m’entourant perdent de leur importance. Les heures, bien-sûr, mais aussi les nécessités vitales, comme manger et dormir. Je t’avais pourtant expliqué que je n’avais pas eu le courage d’entrer dans la lecture de tout ce que j’avais acheté au Salon du livre. C’était presque seulement le temps de te l’écrire, d’aller prendre l’air quelques minutes, de me promettre de me coucher. Le livre à la main, ne résistant pas à l’appel des pages, j’ai cédé, j’ai plongé, et je n’ai pas réussi à m’arrêter.

Je crois que je suis tombé dans un piège. Il n’y a rien qui connecte avec ce que je connaissais déjà, et pourtant tout se lie. À chaque page, une conviction intime surgit. Cette femme ne semble parler que d’elle, et pourtant elle ne parle que de moi, ou plutôt, elle ne parle que de moi à travers elle, à travers des personnages, à travers la fiction. Elle écrit à une période où je n’existais pas encore, et pourtant, c’est tout mon présent que je redécouvre, des paroles extirpées à des esprits qui n’avaient pas les moyens de les exprimer, des fantômes qui viennent hanter ma pensée. J’ai déjà été tenté à deux reprises d’aller voir chez ma concierge si les livres n’étaient pas déjà arrivés alors que je ne les ai commandés qu’hier. Je me suis vu descendre quatre à quatre les marches jusqu’à ce que se révèle l’absurdité de ma démarche à l’idée que ce serait de toute façon impossible, m’insultant moi-même en remontant penaud, idiot que j’étais d’avoir cru une seule seconde qu’en cliquant sur COMMANDER en soirée un colis m’attendrait au réveil. Depuis quelques heures, j’attends maintenant des messages. Ils seront sous la forme de romans, me disant ma vérité. Plus rien ne compte que de vouloir déchiffrer cet invraisemblable paradoxe entre les vivants et les morts, ce qui s’est fait avant, ce qui vient s’inscrire aujourd’hui, ce qui va dessiner l’avenir, peut-être tout autre que ce que j’avais imaginé, parce que je viens de me lire, prisonnier, figé, dans l’émotion d’une autre, dans sa manière de n’y faire aucun mystère. Disparu. Envolé. Évanoui. Évaporé. Inexistant. Je consulte la liste de tout ce que je devrais faire en cette période de révisions, et tout me semble inconsistant. La vie vacille. Plonger dans une telle ardeur au point d’abandonner toutes les autres. Prêt à me consacrer exclusivement à elle alors que cela ne ferait que déclencher le tourbillon qui me conduira à l’échec certain, car si je ne fais rien pour réussir cette année, je n’aurai plus rien à prétendre pour la suite de mes études. Tout sera fini le temps de l’avoir seulement pensé. L’impatience est trop forte. Elle m’emporte. Au lieu d’attendre, je retourne dans les romans. Je les annote. Je les analyse. Une fois l’un fini, je passe à l’autre, puis je reviens au précédent. Trois romans, et je suis déjà en boucle. Avec sept, c’est certain, je vais me perdre.

J’ai commencé à faire des relevés. Je ne sais pas à quoi tout cela servira. Je n’en ai pas vraiment besoin pour comprendre, parce que j’ai l’impression d’avoir compris l’essentiel du sens, et puis, tout semble s’expliquer sous mes yeux. C’est limpide comme de l’eau de roche. C’est plutôt comme s’il y avait une force en train d’agir, me mettant au défi d’expliquer à quelqu’un ce qui ne sert à rien d’expliquer. Sa théorie littéraire, reproduite à la fin du troisième roman, fait tomber toutes les figures qui auraient dû structurer mon futur travail. Rien ne tiendra. Elle les a toutes jugées incapables de critiquer quoi que ce soit parce que les peuples, et parmi eux, les intellectuels, les politiques, les médias, se trompaient. Les enseignants. L’université. Là où je suis en ce moment. Trompé. Par l’illusion que ce serait peut-être dans cette voie que j’arriverais à me former. En quelques jours seulement, fouillant à la recherche de quelque indice que je n’aurais pas encore déceler, je me sens convaincu qu’on pourrait m’avoir subtilisé une clé dans la vie pour me soumettre à une manière de penser, une manière de faire. J’écris des pages et des pages bourrées de paradoxes. Je me méfie de tout. Je me sens persécuté. C’est surréaliste. Un petit étudiant de rien du tout. Je mesure à quel point tout cela est stupide. J’aurais donc trouvé un trésor. Quelque chose aurait échappé aux meilleurs. Ça n’a aucun sens. Tout cela n’a aucun sens. J’ai beau essayer de me raisonner, rien ne change. Je me dis que ce serait si facile de faire comme elle, de juste dire, sous le masque de la plume, que je n’arrive pas à me formuler pourquoi ce ne serait pas déjà fait, pourquoi on ne se serait pas tous saisis de cette liberté absolue, à quoi cela aurait servi d’attendre si longtemps. Personne. Personne qui en parle. Personne à qui en parler. Parce que personne ne l’a lue. Ou parce que personne ne veut en parler. Je regarde la période où elle publiait. Pour moi, c’était le règne où rien ne s’interdisait. Je la vois même comme un prologue à tous les acquis ayant fondé la société dans laquelle je suis né, ici, dans le même pays, alors que tout semble s’ouvrir, la lire me replonge dans un sentiment d’angoisse parce qu’il suffit de mettre à jour quelques mots d’usage perdus et c’est un miroir tendu devant notre capacité à nous laisser annihiler par des puissances qui nous dominent. Je te parlais de conviction. Elle est plus que littéraire. Elle est politique. Les pages que j’écris le prouve. Des riches, des pauvres. La monarchie d’un système. Une révolution inachevée. Tout ça dans la manière de le dire, de présenter une situation, d’articuler une intrigue, de nous déposséder de ce qu’on trouverait essentiel à tout roman, des cases bien définies, pour confondre ce qui relèverait du journalisme, de l’autobiographie, de l’essai. On ne sait plus. Je ne sais plus. Si c’est elle ou si c’est moi qui pense. Elle, morte. Moi, vivant. Je suis sur cette frontière insensée et si je t’écris encore et encore, et pardon si je le fais encore demain, ces prochains jours, encore, à ne faire que me répéter, encore, voyant bien à quel point je ne suis déjà plus comme avant, transformé, prenant un plaisir malsain à me mettre en danger, oui, pardon, si c’est ta présence que je choisis de saisir, si je cherche à t’inclure dans mes bouleversements, mon amie, ma très chère amie, car j’ai besoin de m’épuiser à me laisser aller jusqu’au bout pour être sûr qu’ensemble, bientôt, nous en rirons.

Mille pensées.


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