Il fallait rompre avec la haine

Le 29 juin 2012

Ma chère amie,

Le repos aide beaucoup à se laisser porter par l’intuition. Il n’y aurait que cela qui viendrait, en quelque sorte, produire, une identité qu’on aimerait toujours remarquable, au sens où elle serait singulière, et donc, identifiable. Je la trouve très agréable, en ce moment, cette intuition, et je ne cesse de l’interroger, sans relâche, comme pour saisir ce qui m’aurait conduit à prendre une option plus qu’une autre, à suivre un chemin d’études que j’espère être aussi un chemin de compréhension. Au moment où je sentirai que je me perds un peu, — et je le mesure déjà mieux aujourd’hui, c’est aussi parce que je suis en train d’assimiler un très grand nombre d’informations en même temps puisqu’un corpus de sept romans, en soi, ne semble pas insurmontable, mais cela représente l’équivalent de la Recherche pour laquelle on continue de découvrir et d’écrire —, je m’autoriserai un temps de recul, surtout, pour éviter les amalgames et confondre ce que je pressens, sans le formuler vraiment, que chaque roman que je lis comporte un sujet principal que je ne voudrais pas rater à trop vouloir faire de tout ce que je découvre un seul et même geste d’écrivain. Il est vrai que la Recherche m’avait impressionné sur cet aspect. Chaque roman pouvait se lire séparément, mais il constituait une suite exceptionnellement cohérente lorsqu’on la lisait dans l’ordre définitif que l’auteur avait choisi.

Il ne s’agit pas de faire une stricte équivalence entre mon auteure adorée, tel que je vais très certainement la désigner désormais, et l’œuvre de cet auteur, car ce n’étaient évidemment ni les mêmes projets d’écriture, ni les mêmes époques de la vie. Cependant, 1913, on le sait, aura été une période charnière de notre histoire contemporaine, puisqu’on y voit se développer, dans tous les arts, un goût pour la modernité, une tentative collective de se placer dynamiquement en phase de progrès intensif. De très nombreux peuples s’apprêtaient à s’affronter, et cette énergie a traversé un trouble si important, qu’en quelques années seulement, elle a ressurgi, avec ses seuls rescapés, déjà, fondamentalement transformée. Mon auteure, — adorée, donc —, commence à écrire vers 1945, au moment où la conscience collective venait, à nouveau, de traverser, à l’échelle du savoir que nous sommes en mesure de faire nôtre, ce que l’humanité avait produit de pire, pour elle-même, bien sûr, se constituant continûment à partir de son action collective, mais aussi pour nous, c’est-à-dire, pour nous autres capables de nous en souvenir dans ce que cela représente de réel en nous, et de constitutif, nous obligeant à tenter une autre forme d’aventure initiant qu’une paix universelle pourrait un jour naître de notre propre résolution à ne plus placer le conflit des territoires ou la possession des richesses au centre de nos intentions. Nous n’y sommes pas encore, mais nous avons tout de même créé des espaces assez larges sur lesquels nous ne nous entretuons plus qu’à cause des dérèglements minoritaires, des folies, soit, meurtrières, mais passagères, déplaçant nos conflits intérieurs hors de nos frontières. J’ai sur tout cela très peu d’avis, ou je suis peut-être d’une génération trop éloignée déjà, mais j’ai besoin d’imaginer ce qui aurait conduit, à la fin de cette guerre-là, les peuples à vouloir déconstruire le langage et les formes qu’ils utilisaient pour l’exprimer. Ce qu’il en reste aujourd’hui ne sont que les traces pérennes, les constructions, les objets d’art, et les romans de mon auteure adorée en font partie. Au moment où elle commence à les écrire, elle est suffisamment âgée, et donc, consciente, qu’elle a une position très particulière à définir, un rôle à tenir, pour participer, aussi, à la fois au bilan nécessaire des actions criminelles que l’humanité a provoquées et à la construction d’une pensée qui permettra, souhaitons-le nous, que cela ne se reproduise jamais. Il fallait rompre, donc. Rompre et dire. Et lorsqu’elle évoque ce que doit être la littérature pour être, en son temps, résolument moderne, elle prend en compte, d’abord, ce qui les a constitué, écrivains et lecteurs, à cette époque : la haine. C’était donc un point de fondation essentiel : il fallait rompre avec la haine.

Wir werden die Welt verstehn, wenn wir uns selbst verstehn, weil wir und sie integrante Hälften sind.

Ce n’est pas elle, mais je lis ces lignes grâce à elle. N’est-ce pas mystérieux, cette attirance vers l’allemand ? Justement, dans ce roman que j’ai en partie traduit et dont je t’ai envoyé quelques phrases que, je sais, tu comprendras, il est question d’une rupture. Un couple vient de se séparer. La haine s’y exprime sans mesure.

Ce roman m’occupe beaucoup parce qu’il est celui pour lequel j’ai rencontré le plus de difficultés, jusqu’à présent, à cause, peut-être, de ses trop nombreuses particularités qui le distingue des autres, une voix d’homme, un genre épistolaire. Il contiendrait, à mon niveau de compréhension actuel, trop d’éléments différents, soudainement concentrés. Je distingue, bien sûr, quelques strates que je suppose consciemment articulées pour donner à la fiction plus d’épaisseur, dont quelques-unes sont presqu’aisées à découvrir comme pour capter des lecteurs au hasard d’une rencontre, une affiche dans la métro, un mot, un thème, un prénom, et aujourd’hui, — comment faire autrement —, un hashtag. On lit un criminel en train d’avouer sa faute et, ce faisant, de révéler une autre forme d’agressivité, projetant en pensées bien pire que ce qu’il avait fait jusqu’ici, installant une effrayante inquiétude. On se sent accusé. Menacé. Dès qu’on considère la situation, un couple se séparant, un homme écrivant, une autre dimension, — j’allais dire plus subtile, mais je ne me permettrais pas de juger la sensibilité propre d’un lecteur, me included, alors, disons : —, qui m’avait été spontanément moins accessible, nous invite à découvrir un autre champ, l’écriture elle-même d’une réalité inavouée, ce qui se décèle par toutes ces mentions, surtout au début, de phrases indéchiffrables, ou, sans doute, incompréhensibles à tout autre au moment où elles se sont inscrites, supposant, — et je ne cesse d’y croire de plus en plus —, qu’elles se seraient comme rendues inévitables, comme s’il avait nécessité cette étape, cette énigme, autant pour soi que pour l’autre, pour aborder un sujet fondamental, une volonté originelle, à la source de ce qui avait amené à tout à coup se ruer sur une page blanche pour la remplir et l’adresser, espérant qu’en s’en détachant, elle provoquerait une issue qu’on se serait empêché d’envisager, une rencontre, une crise, ou tout simplement une fin.

Par assimilation, et sans doute pour essayer de comprendre un peu mieux tout ce qui se joue là où quelqu’élément m’est encore imperméable, admettant humblement que seule mon identité de lecteur, avec son expérience, sa connaissance, tout ce qui le caractérise lorsqu’il semble encore refuser un accès qu’on lui suggérerait d’emprunter, je pense à nous, à ce qui nous a liés, à ces moments privilégiés que nous nous sommes offerts, et je me dis que, même si nous n’avions pas cette intention première d’un jour faire roman de nos lettres, la forme que nous avons choisie pour entretenir notre relation se fait récit d’elle-même et nous raconte, aussi, comment notre propre énigme s’était imposée à nous, comment, donc, nous sommes peut-être en train, en ce moment, de nous y confronter. Pour mieux en saisir le sens, il suffirait peut-être de nous relire, comme nous regardons d’anciennes photographies. Je l’aurais fait si je n’avais pas été dans la perspective non pas de m’intéresser à ce que nous avions réalisé en amont presque malgré nous, mais à ce que je te propose, de nous mettre au présent de nous-mêmes, puisque nous avons toujours été sincères l’un envers l’autre, — osons même : respectueux et fidèles —, de supposer qu’en effet nous nous étions unis à la fois pour en partie nous résoudre et aider l’autre à le faire dans la douceur d’une unique conversation de la pensée, à distance, dans le silence de l’écriture, avec, face à nous, nos portraits imagés, et, en nous, les émotions qui gouvernent cet attachement que nous désirons perpétuer pour ce que cela nous apporte de nous y consacrer exclusivement et de nous en adresser ce qui se sera écrit à ce moment-là.

Mille pensées.


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