Un petit exemplaire d’une puissance de vie

Le 14 septembre 2012

Ma chère amie,

Il m’a fallu tout de même quelque temps pour me remettre de mes émotions. Arriver ici et, dès le premier jour, me faire interroger comme à la sortie d’un meeting d’indépendantistes basques, j’avoue que je ne m’attendais pas à ça. Oh, tout paraît clean, tout paraît simple. On accueille les bras grands ouverts, heureux qu’un jeune manifeste un goût certain pour la réclusion religieuse. C’est votre premier séminaire ? Oui, c’est mon premier séminaire. Et vous allez faire votre quête spirituelle à partir de quel fonds ? Et bien, ça, c’est une bonne question, mais je ne suis pas né de la dernière pluie. J’ai bien vu en signant le document d’intégration que je ne devais en rien révéler ce sur quoi je suis venu m’éveiller. Il en pousse à chaque recoin de l’abbaye, des petits gnomes en habits d’hiver qui remarquent assez vite que tu es un petit nouveau et qui tentent de te faire transgresser le règlement dès la première semaine. Je ne sais pas si c’est mon activité dans un réseau presque fasciste de l’administration qui me fait trouver des réponses adéquates, mais j’ai assez bien gouverné dès la première discussion : Oh, vous savez, je ne suis pas encore totalement établi, et je suis avant tout ici pour trouver ma voie en allant de trésor en trésor. J’ai bien évidemment quelques idées, certain qu’elles vont assez promptement être détournées par l’immense richesse de cette immense bibliothèque. Et vous-mêmes, sur quoi travaillez-vous ? Oh, moi, vous savez (on voit que lui aussi a été à bonne école), je ne fais que passer de fonds en fonds. Ma quête est inépuisable. Parce qu’on ne te le dit pas vraiment en arrivant. On te dit juste : « Lisez bien tous les paragraphes, surtout l’article 48a ». Alors, évidemment, tes yeux courent sur l’article en question : Pour des raisons de sauvegarde de l’humanité savante, il vous est expressément demandé de ne révéler à quiconque, y compris vos camarades de chambrée, le sujet de votre quête spirituelle. On signe et on est accueilli dans la bibliothèque. Une dame assez peu aimable vous initie au maniement de la base de données. Clic, clic, et le document, ou la caisse, arrive sur ta table de travail. J’ai l’impression que tout est automatisé et que personne, en effet, ne vérifie ce que tu viens d’emprunter. Ça paraît dingue. Ce lieu où tout semble moyenâgeux est peut-être la plus moderne des salles de lecture du monde entier. J’étais un peu fébrile au début. La première fois que je trouvais des listes contenant des documents liés à mon auteure adorée, et pas des moindres : sa bibliothèque personnelle, des revues de presse, et, — tiens-toi bien —, des romans inédits. Mon cœur n’a fait qu’un tour. Je voulais découvrir ses fictions. Je voulais les avoir toutes lues avant que quiconque s’en saisisse, et j’ai fait mon premier choix à partir des dates que je trouvais mentionnées. « Dans l’ordre ! », que je me répétais. Respecte l’ordre ! Il y a forcément un ordre à respecter ! Alors, j’ai pris le seul de la liste qui n’était pas dans ceux que j’avais déjà lus publiés. La bombe ! Incroyable ! Je savais que ce roman avait été refusé de son vivant grâce à la biographie, mais je ne savais pas pourquoi. Maintenant, je sais !  C’est hallucinant. L’État serait tombé si ce roman avait été publié. C’est du début à la fin un réquisitoire contre l’activité de certains groupes d’influence pendant la deuxième guerre mondiale, avec la mort qui fauche tout sur son passage. Jeunesse sacrifiée, peuple sacrifié. Au profit de quoi ? Je l’ai lu frénétiquement en prenant en note quelques passages, mais surtout, les questions : Combien de morts ? Et pourquoi sont-ils morts ? Et qui les a tués ? Tout cela se passait dans les campagnes françaises alors que mes grands-parents avaient une vingtaine d’années. Ils étaient là, concernés, ceux qui m’accueilleraient des dizaines d’années plus tard avec leur gâteau au yaourt. On ne sait pas, quand on a trois quatre ou même quinze ans, que ta grand-mère a peut-être fait ça, ou que ton grand-père a peut-être fait ça, quand ils ne sont plus que d’adorables vieillards scotchés à longueur de journées devant leur téléviseur. Est-ce que quelque chose aurait dû m’avertir ? Est-ce qu’il n’a pas manqué des séances d’explications en conseil de famille ? Ou des cours en primaire pour nous expliquer : vous savez, vos grands-parents, et vos parents, et vous-mêmes, lorsque vous serez confronté à des situations similaires, des situations d’extrême fragilité de l’humanité, que ferez-vous ? Qu’auriez-vous fait ?

Je passe mes nuits à chercher des renseignements sur cette période, non celle dont il est question historiquement, mais celle qui correspond aux années où ce roman a été refusé. Je n’étais pas encore né. C’était la vie de mes parents. Je la comprends peut-être un peu mieux, car elle m’est plus proche. Cela dit, c’est une force presque machiavélique. J’en fais des insomnies épouvantables renforcées par ces pierres ancestrales et ce vent qui souffle dans tous les couloirs. Aujourd’hui, oui, aujourd’hui, quel est mon degré d’acceptation d’événements absolument inhumains qui, s’ils étaient révélés par la presse ou, comme ici, par la fiction, seraient interdits de diffusion parce que je ne serais pas prêt à entendre la vérité ? Qui décide de ce que je suis capable de juger par moi-même ? En viendrais-je aux armes de la guerre civile, vraiment, si j’apprenais qu’on tue en mon nom dans les pays du monde entier, dans mon pays, dans mon quartier ? Que ces réseaux d’influence ne font parfois que se déplacer pour être politiquement plus corrects, avec me included, me voting, moi pestant contre l’arrogance de quelques directeurs qui supposent que tout leur est dû parce qu’ils ont été nommés à l’échelon supérieur ?

Comme tu le vois, je suis loin de la Fac et des préoccupations qui m’assaillaient encore il y a seulement quelques semaines. La douce vie de bisounours qui vient faire ses devoirs comme un bon écolier avec introduction annonçant le plan, développement et conclusion rappelant le plan. Sortir d’une épreuve et aller boire un verre sur le bord d’un fleuve. Penser aux vacances. C’était le moi d’avant, le moi d’avant la rencontrer, d’avant plonger dans ses archives. Je prends conscience que l’armée poétique dont je te parlais lors de mon dernier message a une réelle nécessité, car ce n’est pas fini : on n’a pas tout dit. Il faudra entrer dans le combat. Je ne sais pas encore par quelle porte, mais j’ai déjà quelques idées : écrire. Je t’avais dit que mon plan d’attaque allait être peaufiné. Ah ça oui, je le peaufine ! Je regarde tout ce qu’elle a laissé, et surtout, la manière qu’elle a utilisée pour le dire. J’entre dans la tanière d’un Génie. Je suis son apprenti. Depuis hier, j’ai ouvert d’autres dossiers, et je m’isole. J’arrive en retard aux repas. Je quitte la table dès la dernière bouchée avalée. Il faudra que je revienne. Ma recherche est ici, assurément, et je me méfie de tout, à commencer de ces gnomes qui tentent de m’extirper des renseignements. Je les vois fonctionner. Ils se mettent ensemble à table, forment des petits clans internes. Ils doivent très certainement se partager les fruits de leurs travaux alors que c’est absolument interdit, mais nous n’avons pas de vœu de silence à respecter. Nous pouvons parler de tout et de rien. Cela se fait par allusion. De toute façon, il y a des mots-clés partout. Si je te parle de tel ou tel thème, par exemple, tu seras à quoi je me réfère. Si j’évoque l’absolution du silence et de l’eau et que tu l’as lu aussi, nous aurons ça en commun, nous serons sur les mêmes pistes. De références en références, nous finirons par parler le même langage. Nous y voici : langage codé. Peut-être celui que j’utiliserai dans quelques jours pour échapper au contrôle que j’estime pouvoir être drastique en ces lieux d’où rien ne doit officiellement sortir. Vois tout de même comme l’humanité est belle, comme elle a prévu de se former elle-même dans l’éternité alors que la vie de chacun se compte en quelques dizaines d’années. Ma lutte qui me conduit aux portes de l’Université à la case départ, à sillonner les librairies pour trouver un sujet, à plonger dans l’admiration esthétique d’abord, — c’est-à-dire, à quel point faut-il plaire avant de convaincre, même en littérature —, puis le besoin de retourner la terre pour y puiser le sens même des quelques prochaines années de ma vie que je vais consacrer à tout autre chose que ce qui était prévu, peut-être avec une forme de violence que je n’aurais jamais acceptée, jusqu’à venir ici où tout ce que j’attendais semblait avoir été savamment rangé dans des cartons pour que je vienne le trouver. Un petit exemplaire d’une puissance de vie, sauvegardé on ne sait trop comment, un léger trouble en feuilletant quelques pages, peut-être même un scrupule à jeter ces kilos de papier. Un « on verra bien » qui se transforme en « mon action le rend disponible à toute forme de continuité possible », et c’est moi qui m’en saisis, avant même d’entrer réellement dans mon année universitaire, avant même de retrouver mes combats idéologiques du quotidien, presque pour me former, presque pour m’orienter avant de prendre d’importantes décisions.

Mille pensées.


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