Le 11 juin 2012
Ma chère amie,
Au fond, j’ai bien conscience que je ne suis pas un étudiant comme les autres, en tout cas, pas comme on s’imagine, la plupart du temps, ce que serait un étudiant, puisque, ce n’est pas un secret, je suis loin d’avoir entre dix-huit et vingt ans. Me concernant, on pourrait s’attendre à ce que je profite pleinement d’une expérience plus longue des éléments à proprement parler dits constitutifs au cours d’une vie, non encore tout à fait au seuil d’une heureuse vieillesse, mais avec un passé orientant quelques autres formes d’objectifs aussi, certainement moins marqués par ce trouble de l’inquiétude que ressentirait, un peu comme moi il y a quelques années, au seuil, cette fois, de ma carrière professionnelle, un jeune établissant le premier chaînon entre sa vie presqu’entièrement scolaire et sa future autonomie intellectuelle. Bien sûr, j’ai peut-être un peu moins surjoué la pression liée à la préparation des examens, en ayant passés un certain nombre avant d’être pleinement établi, mais finalement, nous étions tous sur le même plan, développant à nos stades d’existence le même genre de compétences, dont celles auxquelles on ne s’attend pas vraiment en s’inscrivant presque candidement dans un cursus qui nous intéresse parce qu’on aime les Belles lettres.
Je me rends compte surtout, en cette fin de cycle qu’aura été la licence, que j’étais venu y voir un peu plus clair avec l’écriture d’une manière générale, ne me projetant pas consciemment dans ce qu’elle saisirait en moi, ce besoin de toujours y revenir là où elle s’était bloquée lorsque la consternation n’avait plus qu’empêché ce moyen d’expression qui pourtant, avec une telle intensité, m’avait accompagné de si nombreuses années. Face à cette paralysie, je m’étais imaginé que je passerais, grâce à ces études, à autre chose, mais c’est tout le contraire qui se produit et je réalise bien qu’il n’y a pas qu’une série de coïncidences ayant mis sur mon chemin l’œuvre de cette auteure qui, au moment le plus juste, dessine une passerelle entre ce que j’ai souhaité presque ne plus être et, finalement, une possibilité sans doute mieux éclairée de parvenir à redéfinir un avenir meilleur à ce que j’étais venu sacrifier.
Cela fait maintenant dix ans que j’ai déménagé et que j’habite cet appartement. On a beau faire, on a beau avancer dans la vie, je pense souvent à ce qui m’a conduit là et cet anniversaire vient à nouveau tout, en une fraction de seconde, convoquer. Lorsque le propriétaire m’avait accueilli pour une première visite, je m’étais tout de suite dit que cela pourrait être ici que j’arriverais à soigner le grand tumulte que je venais de traverser. Aucun des appartements que j’avais visités ne m’avait donné cette impression, et cet homme d’un certain âge, qui avait d’abord loué durant de longues années, décidé à enfin transmettre à un autre l’appartement de sa mère depuis longtemps décédée, l’avait peut-être deviné, car il m’avait vite dit que c’était à moi qu’il voulait le vendre, acceptant un effort financier considérable pour que l’opération soit, de mon côté, envisageable. Je me souviens qu’il faisait très beau, que le soleil envahissait les pièces qui, entièrement vides, paraissaient grandes. Et lorsque j’ai enfin eu les clés, que je suis entré là, seul, j’ai ouvert la fenêtre et j’ai pensé que j’avais enfin un « chez moi » à nouveau. Cela faisait trois mois que tout avait été bouleversé, et j’arrivais sans doute au bout d’un chemin, ou à la croisée de deux chemins, un que je laissais et un que j’allais emprunter. Je souriais. Peut-être. Pour la première fois depuis longtemps. Je souriais.
C’est étrange, tout de même, la manière que nous adoptons de nous temporiser à l’aide de dates anniversaires. Au fond, on ne souhaiterait pas oublier vraiment, que quelque élément de notre histoire nous soit amputé, et je le vois bien, à ne pas être plus original qu’un autre, — et le fait de t’évoquer le sujet le prouve bien —, c’est comme si j’avais toujours besoin de revenir à tout cela, également, de l’interroger, en permanence, un peu comme on se dirait intimement « Alors, où en es-tu, maintenant ? ». « Où en es-tu, vraiment ? ». J’ai beau me dire qu’au fil du temps, des événements finiraient par nous paraître moins importants, tout prend, au contraire, de plus en plus de place pour ne signifier que la nécessité de se répandre autrement dans le tissu quotidien. Tout cela est tellement intimement lié. Ma capacité d’écrire, fauchée, en plein vol. Ma fuite vers d’autres horizons. Ce qu’il y avait à transcrire ne pouvant l’être encore. Il fallait ces années de pèlerinage à l’intérieur-même de la littérature. Je me souviens de tous ces cahiers jetés. De toutes ces pages de violence tremblée. Je voulais rétablir une invraisemblable injustice. Je voulais aussi m’en punir.
C’est à ce moment-là que j’ai commencé à t’écrire, trouvant enfin une personne à qui m’adresser. À vrai dire, je ne sais plus ce qui de la découverte ou de ce qui la précède compte plus dans notre manière de tracer les voies de nos sensibilités. De tout ce que j’aurais laissé passer, de tout ce dont je me serais saisi, il ne resterait que ce qui nous a conduit à mieux nous connaître et à ne faire que nous écrire tels que nous sommes, en train de devenir.
Tu ne peux pas t’imaginer à quel point d’avoir découvert cette auteure me fait du bien. Comme je te le disais, je lis maintenant sept de ses romans, que j’annote, mais en parallèle, il me semble évident que j’ai repris les chemins de l’écriture, et que ce n’est pas seulement pour m’aider à atteindre le niveau qu’on demande très certainement en Master. Son écriture m’aide dans un autre domaine. D’une certaine manière, elle m’autorise, de là où elle s’est inscrite, éternelle, à essayer, à errer. Je me fixe l’objectif de toujours mieux la comprendre, et quand elle m’échappe encore, je m’amuse, j’en fais une sorte d’exercice, comme celui que j’ai fait cette nuit, — ce mystère toujours —, de traduire un long passage en allemand, dont voici quelques bribes.
Ich schreibe schlecht. Du sagst, dass Du nicht versteht. Lose Worte. Für Dich abgerissene Sätze. Puzzle in Einzelteilen des zerbrochenen Lebens.
De la vie en miettes.
J’ai parmi tout cela d’excellentes nouvelles à t’annoncer, également, car, c’est officiel maintenant, les résultats sont tombés. Ils ne sont pas merveilleux, mais j’ai atteint la moyenne qu’il fallait pour continuer. Tu l’avais même peut-être deviné au fait que je n’aie pas commencé ma lettre par une infinie lamentation. Je suis soulagé.
J’ai envoyé un message de confirmation à Black Boy qui m’a répondu que nous nous verrions assez tôt au début de l’année universitaire pour faire un premier bilan de mon travail. Je suis très heureux, de continuer, de cette perspective nouvelle, de tout ce qui se produit autour de mystérieusement intense. J’ai parcouru les cours que j’avais à ma disposition. On ne connaît pas encore ceux qui seront dispensés l’année prochaine. Il y a tout de même quelques pronostics. A priori, si le cours n’est mis en place que depuis cette année, il y a de fortes chances qu’il soit maintenu. Cela dit, même si je sens que je suis dans un phase où il est difficile de lâcher le travail, je t’ai dit que j’allais m’imposer une période de repos, et je crois qu’elle a déjà commencé. Je range, je classe, je nettoie. Je jette des cartons pleins de paperasse, et puis, forcément, je m’occupe de ma bibliothèque. Comme chaque année, j’y replace les livres qui m’ont servi toute l’année. C’est fini, pour le moment. Il est temps pour eux de rejoindre leur étagère.
Je sais à quoi je vais passer mon été. Lire cette merveilleuse auteure. Écrire. J’ai rouvert des cahiers qui étaient restés là disposés depuis je ne sais combien de temps. Ils ne sont pas des rescapés que j’aurais oublié de jeter. Ils sont de la nouvelle ère. Cela m’impressionne beaucoup, de voir comme l’écriture évolue au fil du temps. D’abord hésitante, renversée, presqu’au point de s’arrêter, comme prête à mourir de ne plus pouvoir agir sur rien, elle se redresse peu à peu. Des dates apparaissent. Je peux mieux tout mettre en ordre. Je retrouve comment est né ce besoin de t’écrire tout ce temps, ou après tout ce temps. Comme se dépose dans la vie l’intime conviction d’être lié, malgré la distance, à un être cher.
Mille pensées.
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