Le 24 mai 2012
Ma chère amie,
C’est génial de vivre presque en direct l’évolution de son propre résultat. Comme chaque année, j’ai préparé un petit tableau Excel avec les coefficients, et je le remplis au fur et à mesure que les notes tombent sur les forums. J’y ai inséré un code couleur pour que toute matière validée apparaisse en vert. En rouge, si c’est en dessous de la moyenne. En bas à droite, le décompte des points qu’il reste à obtenir. La bienveillance de nos profs est encore plus visible à la fin de cette troisième année. Leurs encouragements, leurs conseils. Tout est précieux pendant cette période où on ne sait pas trop si on doit continuer à réviser ou si on peut s’autoriser à préparer ses prochaines vacances. Parce que, je dois l’avouer, ce sera nécessaire. Il faudra que je prenne quelques jours pour décompresser. Il n’y a que comme ça que j’arriverai à réellement me reposer. Je ne peux pas encore décider d’une date de départ, mais c’est certain : il y aura une pause, un aller-retour quelque part. Déjà, tout se range un peu chaque jour chez moi. Je me balade de plus en plus longtemps. Je revois le cycle de la lune avancer. Ce temps poétique, comme je l’appelle si souvent. Les phases d’ascendance et de descendance. Les énergies. L’éclat. Le renouveau. La première fois que j’aperçois le premier quartier de lune dans le ciel, je m’arrête et je laisse venir les sensations. Cela ne prend pas beaucoup de temps, car l’effet de surprise agit presque instantanément. Si c’est en plein jour ou durant la nuit, s’il y a des nuages autour, si elle semble seule, plus près, plus orangée. Tous les détails comptent. Avec tous les immeubles et la pollution lumineuse, on peut vite ne plus faire attention à ce qui se passe au-dessus de nos têtes. Le tunnel de travail que j’ai traversé a certainement dû me faire rater quelques cycles, mais je l’ai revue aujourd’hui. Elle me semblait déjà bien avancée. J’ai eu une immense bouffée de joie. J’ai même ri, en pleine rue. Cette impression que le bonheur allait prendre de l’ampleur. C’est comme un mélange de foi et de conviction, d’être sous influence, forcément, de ce qui soulève les fonds marins. Le plaisir de la retrouver comme on croise une personne qu’on n’a pas vue depuis longtemps. Du bonheur, c’est évidemment aussi en partie le hasard, qui se concrétise parce que mon petit tableau se remplit peu à peu de vert. Si cela continue, je vais peut-être finir ma licence en validant toutes les matières, sans avoir besoin de ce système de compensation qui m’a bien servi les deux premières années. Déjà, c’est presque assuré maintenant, à moins d’une immense catastrophe que je n’aurais pas vu venir : je n’irai pas au rattrapage !
J’ai enfin ouvert mon beau carton de romans qui m’attendait dans mon entrée. Quatre livres, que je suis allé timidement feuilleter comme si je ne savais pas encore lire. Les voir, maintenant, me confirme à quel point tout cela allait m’impressionner. Parce que je n’ai fait que le penser pendant plusieurs heures. Que de tout ce que j’avais d’elle, chez moi, je n’avais pas encore lu la moitié. Qu’avec un quatrième, j’allais franchir ce niveau. Il va donc se passer quelque chose. C’est une question de proportion. De poids dans la balance. Si tout est, comme je le suppose, de la même qualité, je vais commencer à faire des regroupements, peut-être même pressentir des orientations d’analyse. Une question liée aux femmes, c’est certain. Elles sont partout. La seule voix d’homme est dans son seul roman épistolaire. Il est présenté comme la suite du premier roman que j’ai lu. Je ne comprends pas encore le lien pour le moment, mais cet homme est une figure déjà bien singulière. Il écrit à sa femme pendant le temps où le couple consomme leur séparation, de leur rupture au jour où ils décident de divorcer. Je ne fais que parcourir. Voilà une belle pile de livres à lire, et je m’attèle à essayer de tout bien te relater dans l’ordre pour que tu sois à la fin de cette lettre aussi enthousiaste que moi, car la lune m’a parlé, c’est certain, il faut plonger. Il y a une énigme à résoudre. J’ai senti que j’aurais bientôt besoin d’aide pour m’y retrouver. Je n’allais pas attendre la publication des résultats. Ç’aurait été trop tard pour agir. Alors j’ai écrit à Black Boy. Cher Monsieur. Mes mains tremblaient. Le hasard d’une recherche que j’ai entreprise afin de trouver un sujet de master m’a conduit à découvrir une auteure qui semble avoir été peu étudiée jusqu’à présent et dont la période de publication correspond à celle du cours que vous avez dispensé tout au long de cette année universitaire. J’ai encore vérifié dans tout ce que je pouvais consulter, y compris les nombreux livres et articles qu’il a écrits, — même si je m’attends évidemment à ce qu’il me surprenne encore en se faisant le porte parole d’une érudition que je n’atteindrai certainement jamais —, qu’il n’était fait mention d’elle nulle part, aussi pour m’éviter une réplique cinglante. Cher Mortel. Vos propos sont presque touchants de naïveté. Manifestement, vous n’avez pas bien lu la liste des ouvrages que je conseille de consulter à la fin de mon excellent cours. Vous auriez trouvé, à la page tant d’untel, un excellent article sur le territoire déjà fort étendu de l’écriture véridictionnelle où il est largement question des romans que vous citez. Il était comme une ombre portée sur mon clavier. J’entendais le tic-tic qu’il produisait en tapant sa grande règle contre le tableau noir. C’était le temps ancien qui remontait. Les parfums d’autrefois. La sueur me coulait le long des tempes. Les quelques romans que j’ai étudiés depuis me laissent à penser qu’il y a là suffisamment de matière pour faire de cette œuvre l’objet d’un travail que j’aimerais mener, si vous l’acceptez, — et si les résultats de cette fin d’année en ouvrent la possibilité —, sous votre direction.
Quelle drôle d’avenir, n’est-ce pas, que de vouloir se placer sous la direction de quelqu’un. J’ai relu mon message trente fois avant de l’envoyer. Et je m’attendais à tout sauf à ça. Moins d’un quart d’heure plus tard. À peine le temps de me lever, d’aller me faire un café, de me réjouir déjà d’avoir franchi ce pas. Je crois même que j’étais revenu à mon ordinateur pour t’en faire un petit bilan. Je savais déjà l’inquiétude que j’allais y inscrire. Ma chère amie. Je deviens fou. Cela fait seulement quelques minutes que j’ai écrit à Black Boy pour lui demander s’il accepterait de suivre mon travail si je me présentais en master, que déjà, les doutes m’assaillent. Il n’y a aucune méthode disponible sur nos forums pour nous expliquer comment faire pour s’adresser à tous nos professeurs sans les vexer sur le champ. Je suis sûr que je n’ai pas suivi la procédure réglementaire. Puis, je me suis dit que j’allais encore relire mon message en me flagellant des fautes que j’allais y trouver me confirmant qu’il manquait toujours une relecture. Elle était déjà là. Sa réponse. Cher Étudiant. Le sujet que vous me proposez est tout à fait pertinent, et j’accepte d’en diriger la recherche. Vous pourrez joindre ce message à votre demande d’admission lorsque vous aurez confirmation de vos résultats.
Pertinent.
Adjectif. Qui est tel qu’il convient.
Tout à fait.
Locution adverbiale. Absolument. Entièrement.
Qui est, donc, absolument, entièrement, tel qu’il convient. De le demander. Puisqu’il a répondu dans la foulée. Pertinent. Parmi les trente deux mille mots disponibles. Il a choisi celui-ci. J’étais époustouflé. Cela ne pouvait être qu’une illusion d’optique. Un message que mon inconscient s’était envoyé à lui-même. Une série de contraires s’était formée dans mon esprit, comme un orage d’été. Le vent glacial traversant le corps alors que quelques minutes auparavant, le soleil me brûlait la peau. Mais qui êtes-vous pour prétendre faire sortir des terres de l’oubli les spectres de l’insuccès ? J’ai mis plusieurs minutes avant de réaliser. Un cri de Sioux. Une danse digne de Salomé venant d’embrasser la tête de Jean-Baptiste. PERTINENT ! PERTINENT ! Si tu le scandes comme je suis en train de le faire, si, comme moi, tu ouvres ta fenêtre pour faire retentir ce mot dans la rue, si les passants nous entendent, s’ils se laissent emporter, nous allons composer ensemble le chœur joyeux d’une foule de manifestants venue réclamer un droit qu’une imposture autoritaire avait tenté de lui subtiliser. Les mots de l’insouciance. Sonnent une victoire prochaine. L’ombre de l’orage s’éloigne. La lune encore masquée. De plus en plus chargée. De bonheur. Le ciel idéal au-dessus des étangs, des grands arbres penchés se reflétant, la clarté des grands soirs dans le ciel accrochée.
Je file me promener dans l’allégresse de l’immense inconnu.
Mille pensées.
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