L’immobilité de celui qui écrit met le monde en mouvement

Le 20 mars 2012

Ma chère amie,

Il n’y a plus trop de différence entre le jour et la nuit. Je n’arrive plus à les compter. Je m’endors d’épuisement quelques heures, puis je me réveille en sursaut. J’avale une tasse de café, quelques mets qui traînent dans ma cuisine. J’en suis à ne plus que les feuilleter, ces trois romans, ne sachant trop quoi en faire.

Je suis sorti prendre l’air, et j’ai trouvé un papier dans ma boîte aux lettres. Votre colis est arrivé. Et personne n’a sonné, comme d’habitude. C’est presque comme un accident dans ce nouveau quotidien. Je m’étais déjà résolu à ne plus faire qu’attendre, que ce serait désormais cette vie-là qui m’accompagnerait. Attendre. Attendre. Comme une fleur fanant de ne plus voir le soleil à la fin de l’automne. De ne plus avoir assez d’énergie. Attendre. Dans la solitude de l’inconnu. Puis, c’est le retour de l’événement, alors que je ne suis pas prêt. Cette sensation permanente, de ne pas être à la hauteur, m’envahit encore. Comme à chaque étape. Même devant un simple bout de papier. Me demander comment faire, pour faire autre chose, regardant l’heure, calculant, qu’il faudra encore attendre, en possession d’un simple papier, que la loge de la concierge soit à nouveau ouverte. J’ai envie de tenter, pour une fois, une première et ultime fois, d’aller frapper. Je sais qu’elle est là. Elle habite là. Le midi, elle fait comme la plupart des vivants de ce monde. Elle se prépare à manger. Je reste quelques minutes devant la loge. Une seule fois. Je m’excuserais. J’expliquerais que la situation est très exceptionnelle. Qu’il y aurait une urgence. Que je devrais partir quelques jours. Qu’il me faudrait vraiment avoir ce colis avant de m’en aller. Une importance considérable. Pour mes études, pour ma carrière. Elle comprendrait. Je suis sûr que certains abusent parfois de sa gentillesse, mais je ne m’y résous pas. Je me dois de respecter les horaires. Je serai là à 15h30. Je ne vais pas remonter chez moi, car j’ai peur de m’endormir. Alors, je pars marcher. Mon petit parcours habituel. La pente douce, comme je l’appelle. Sans escalier. Juste pour avoir le plaisir d’entrer dans une autre dimension. Gravir sans trop d’efforts. Le long des magasins dans lesquels je n’entrerai jamais, regardant les gens, peut-être des voisins. M’attarder devant une vitrine. Ce que je n’achèterai jamais, à cause du prix, parce que je ne sais pourquoi on fait tant de déballages. Puis une boulangerie, un kiosque à journaux, des bars emplis d’habitués. Je monte doucement, au rythme du quartier. J’essaie de ne dépasser personne. L’entrée d’un cimetière. Une place. Un petit jardin public où je m’assois quelques minutes, avant de continuer. Les pavés. Le calme absolu de cette longue rue, où je respire les odeurs de forêts, parce qu’il y a encore des enclos fermés, avec une végétation laissée à l’état sauvage. C’est ce que l’on sent à travers les grilles, de l’autre côté des murs. L’état sauvage. La terre, les feuilles. Les arbres. Une fois là-haut, ce sont des grandes bouffées d’air frais. Souvent, c’est là que je me souviens qu’ici aussi, il y a le vent. Que la ville est au cœur de la nature. Malgré ce béton partout, ces immeubles partout, les sirènes, les klaxons, ou juste le bruit, de la foule animée, des annonces en tous genres, malgré tout ce qui masque le chant d’un oiseau, elle est là, la nature, plus forte, le ciel immense, l’horizon. Je m’assois sur les marches, au milieu des touristes. Il y a toujours un chanteur avec sa guitare, un ampli provoquant des larsens, un petit groupe d’amis d’un jour le soutenant, assis devant lui, fumant de l’herbe, buvant des bières. Toujours, également, des gens qui arrivent émerveillés, déjà, d’y être, d’avoir traversé ce grand parc, gravi tant d’escaliers, puis de se retourner face à cette vue imprenable, ne pouvant pas s’empêcher de prendre photos sur photos, en portraits, auto-portraits, paysages. J’y reste assez longtemps pour m’imprégner des joies, de la musique, de ces petits trafics qui se dévoilent, petits revendeurs surveillés, voire drivés par une petite poignée de policiers. Je les vois faire, parfois. Ils en choisissent un, le dépouille de toutes ses bières, d’un peu de son argent, lui disent de filer. Et tout recommence. D’abord un peu discrètement, puis plus ouvertement. Le cycle des petites permissions où chacun se frotte à l’illégalité. Parce qu’il sera impossible de la faire complètement cesser. Choisir, de la neutraliser un peu, de la tempérer, en faisant preuve de temps en temps d’une franche autorité, rappelant qu’il y a l’ordre, la sécurité, que si les uns et les autres trouvent un moyen de survivre, c’est avant tout grâce à la clémence du pouvoir, et non parce que l’anarchie aurait été instituée par quelques misérables qui n’ont pas appris que pour vendre il fallait passer par tout un réseau de déclarations, payer des droits, des impôts, quand la société serait peut-être, — mais nous ne pourrons sans doute pas le savoir —, plus légère, si on ne voyait pas tout ça, si moi, là, venu me balader, prendre l’air, ne passais pas près d’un camion de police avec la certitude qu’il y a là aussi des faits qui ne seront jamais relatés, parce que personne n’oserait aller dire qu’on a volé des êtres humains, peut-être des petits trafiquants, qu’on aurait à punir, de toujours faire ce qui est interdit, mais cela n’empêche pas qu’on les a volés, qu’on les a violentés, parce qu’on avait un uniforme, parce que les droits et les devoirs se télescopent au point de ne plus savoir qui est l’un, qui est l’autre, et personne ne répondra jamais ni de ces vols, ni de ces violences. C’est aussi cela que je viens observer, comment la petite partie d’un tout fonctionne, influençant l’espace dans lequel je vis, faisant de la ville où je suis ce qu’elle est. Sans juger. Juste en observant. Pas forcément pour tout comprendre. Peut-être juste pour en savoir un peu plus. Je me sens y être intégré. Tout autour de moi, des petits morceaux de moi. Autant de visages et de comportements dont je suis constitué, juste parce que je les ai vus.

Quand je redescends, tout se détend en moi. Les troubles se sont estompés. Je suis presque soulagé. C’était, encore une fois, tout à fait suffisant pour moi d’être allé faire cette promenade. Je marche beaucoup plus vite. En arrivant en bas de chez moi, la loge de la concierge est ouverte. Et c’étaient bien eux. Ils sont là, désormais, encore empaquetés.

J’ai déposé le colis sur mon bureau. Un drôle de silence s’est installé. C’est comme si ce gros paquet était venu révéler tout ce qui l’entoure, mes notes éparpillées, mes cours empilés, des livres aux lectures suspendues, un ordinateur dont l’écran s’est mis en veille, m’offrant le spectacle de ces formes géométriques aux couleurs aléatoires que m’hypnotisent, m’aident à me concentrer. Je pose ma main sur tous ces objets et je pense à nouveau au calendrier, à ce que je dois préparer, à mes révisions. Je calcule en semaines, puis en jours. Je me dis que je suis très loin d’être en avance. J’ouvre l’un de mes cahiers. Tout est là, soigneusement consigné. Des phrases me reviennent en mémoire. Des sujets. C’est bien cela qu’il faut faire en premier. Laissons la découverte pour plus tard. Éloignons la tentation. Je dépose le carton dans mon entrée, sans l’ouvrir. J’entre dans ma cuisine et je fais la vaisselle. Je range, ensuite, tout ce que je peux ranger. J’aère mon appartement. Je pars prendre une longue douche, et quand je reviens, tout me paraît plus simple, presque comme avant. Je m’habille. Je m’assois à mon bureau. Il y a encore ces trois romans. J’en ouvre un, pour revoir une première phrase. Je lui disais toujours. Je referme le livre. Plus tard. Laissons mûrir. Laissons le temps agir. Je dépose les romans sur mes étagères. Je crois qu’un orage vient de passer, qu’une décision s’est imposée. Je vais donc déjà finir cette première étape. Je ne serai peut-être pas aussi raisonnable pendant très longtemps. Comme une trop forte addiction, d’un seul coup. Comme on tenterait d’arrêter de consommer une drogue. En avoir, au cas où, mais ne pas céder. Tester ses capacités de résistance. Ressentir le manque. Le remplacer par un grand verre d’eau, un autre livre, une autre histoire.

Je pense à toi. À cette correspondance qui m’aide. À peut-être tout relier.

Comme ces mots que je lis au moment où je me sens prêt à faire face à ce grand mur d’angoisses.

L’immobilité de celui qui écrit met le monde en mouvement.

Mille pensées.


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