No way, c’est mon roman

Le 17 mars 2012

Ma chère amie,

Moi qui suis déjà paniqué devant tous les rayons d’une librairie, où tant de livres attendent qu’on les dévore, tu peux t’imaginer dans quel état je me suis retrouvé quand je suis arrivé au Salon du livre alors que tous les éditeurs avaient déballé tout leur stock. Tu arrives sur un stand, content de venir y trouver quelque livre que tu aurais déjà lu, et te voilà propulsé dans le catalogue tout entier où chaque volume et son nombre de page te rappellent que ça, tu ne l’as pas lu, que ça, tu ne le liras pas, que lui, tu ne le connais pas, qu’elle, tu ne savais même pas qu’elle en avait écrit six autres. Je me suis attardé sur quelques-uns de ces stands, très certainement pour rentabiliser le coût du billet d’entrée, mais j’ai vite changé de stratégie pour éviter de faire le même genre de crise que je serais capable de faire dans un grand magasin, jusqu’à sortir sans n’avoir rien acheté. Finalement, je me suis juste promené dans les allées. Il y avait un monde fou. Sans trop chercher à voir ce que contenait tel ou tel stand, j’ai fini par trouver presque rassurant, au fond, qu’il y ait tant de personnes intéressées par la lecture. Un peu comme je le fais parfois en ville au milieu des touristes, je me suis mis à observer les comportements et, peu à peu, j’ai compris ce que venait faire une grande partie du public : rencontrer leur auteur, échanger quelques mots, dire son admiration et faire signer le livre qui a été lu peut-être des centaines de fois. Les auteurs sont sagement assis derrière leur table. Au-dessus d’eux, l’éditeur a préparé une grande affiche avec leur portrait et le dernier livre paru. J’imagine, a priori, qu’ils sont là pour vendre, mais je vois bien qu’en fait, les personnes qui viennent à leur rencontre les connaissent déjà. Ils ont tous leur livre à la main. Impressionnant. Oui, très impressionnant. De voir à quel point certains auteurs sont célèbres. Voilà une pensée que je ne m’étais encore jamais formulée (Je sais, c’est idiot) : il est possible, et même, semble-t-il, facile, de rencontrer un auteur qu’on aime, d’aller lui parler.

J’ai pensé aussi à ce que pouvait procurer à un auteur de croiser ses lecteurs. Quand un livre publié, sans doute, plusieurs années après sa finalisation, quelques années encore après son élaboration, avec, si loin de lui, les premiers méandres où une idée, une envie, a surgi, il y a forcément un immense décalage temporel, parce que, pendant qu’il est en train d’évoquer ce qu’il a écrit il y a tant de temps, il est déjà sur d’autres territoires, d’autres styles, même, peut-être. Je me demande si les remarques qu’il entend influencent son écriture en cours. Si oui, la pertinence d’une analyse de lecteur, du coup, mettra plusieurs années à apparaître sous la forme d’un livre parce que je me dis, — mais c’est peut-être encore un peu trop naïf —, que l’auteur a plutôt envie de plaire, d’être lu. S’il entend des critiques, par exemple, qui ne pourront évidemment rien changer de ce qu’il a déjà écrit, il va en prendre compte pour la suite. Cette influence, si lente dans le temps, m’est apparue d’une grande profondeur. Là où chacun croit agir, il le fait pour un avenir qu’il ne connaîtra peut-être pas.

Mon imagination s’est emballée. J’ai vu un auteur rentrer chez lui, reprendre là où il en était, barrer quelques paragraphes, changer le nom d’un personnage, le tuer ou le faire revivre, douter au point de se dire « No way, c’est mon roman. Tant pis si je perds des lecteurs. Celui-ci doit mourir.»

Après quelques détours dans les allées pour mettre un visage sur tous ces auteurs dont on parle dans les médias, je me suis souvenu que j’avais une autre mission. J’ai trouvé le stand de l’éditeur qui publie mon auteure et, sans surprise, il était au bout d’un couloir. Aucune affiche grandiloquente. Pas d’auteur signant quoi que ce soit. Pas de foule. Quelques tables sur lesquelles il y avait quelques livres. On pouvait y être tranquille, à choisir des titres sélectionnés, comme chez un libraire. Tous les romans que je cherchais n’y étaient pas, mais j’en ai trouvé deux et, évidemment, je les ai achetés. La personne qui tenait le stand était justement la directrice de la collection. J’aurais pu lui poser beaucoup de questions, mais je suis resté obnubilé par mes propres préoccupations en lui demandant si, à sa connaissance, il existait déjà des travaux universitaires sur cette auteure. Elle m’a dit qu’à part la biographie, qui avait été le fruit d’un immense travail de recherche, elle n’avait pas entendu parler de quelconque étude. Je suis parti avec mes deux romans sous le bras. Sur l’un d’eux, il y a une photo de l’auteure, en couverture. Tu vas me prendre pour un dingue, mais je crois que je suis tombé littéralement amoureux de son regard penché, de son sourire narquois, comme si je reconnaissais dans ses traits un visage familier, et quand j’ai commencé à feuilleter les livres une fois dans le métro, des bourrasques d’émotions sont venues faire trembler mon corps tout entier. Je les ouvrais au hasard. C’était trop pour moi, d’un seul coup. Des mots qui s’impriment. L’envie de tout savoir tout de suite. Et cette façon de capter l’attention, d’emporter. Dans l’un, je vois bien que je ne comprends rien, qu’il faudra tout étudier à la loupe. Dans l’autre, oh my God, des pages et des pages de larmes et la reproduction d’un manifeste, un texte dont, je suis sûr, personne n’a encore parlé. Dans ce courant d’impatience, je me suis dit : « Lis le premier ! Lis le premier édité ». C’est celui de la photo. Fin du bonheur. Au secours ! Des lignes, comme un poème. Des phrases, éparpillées. Des mots jetés, en majuscules. Une page entière consacrée au mot « RIEN ».

Je suis arrivé chez moi en sueur. J’ai plongé dans mon canapé. Voilà encore un roman avalé sans prendre en compte le temps qui passe autour de moi. Je sais que j’ai dépassé les délais raisonnables. Il est si tard dans la nuit. Comment faire pour me concentrer ? Comment faire pour t’expliquer ?

Je conçois que tout ce qui me vient en pensée est stupide. J’ai l’impression d’avoir lu un tout autre roman et je t’entends déjà rire de moi en me rappelant que, justement, c’était un autre roman. Vois-tu, quand tu lis un Dostoïevski, et que tu en lis un autre, tu es saisi par sa manière de lier les intrigues et les personnages, différente à chaque fois, convaincante, saisissante, mais tu reconnais la facture. Là, c’est le roman qui change de monde. Sa forme est différente. Il s’est métamorphosé. Il est l’un des personnages. Et quand je parcours le troisième roman, que je n’ai pas le courage de lire maintenant, en quelques lignes seulement, je vois tout de suite qu’il est ailleurs, dans une autre tête, dans une autre dimension, au barreau d’une autre échelle.

Je vais me laisser quelques jours pour digérer tout cela, mais avant que je t’écrive, j’ai tout de même fait le pas d’aller tout commander sur le site de l’éditeur. D’ici quelques jours, j’aurai donc tout ce qui a été récemment publié. J’ai hâte et je redoute. Si tout me fait cet effet au fur et à mesure, je ne vais pas réussir à me contenir. Il faudra vite que je comprenne pourquoi personne ne parle de cette œuvre car, je m’avance un peu trop vite, très certainement, mais là, je ne vois aucun défaut, aucune faille. Je suis convaincu que le roman qui m’attendra demain matin sur mon bureau quand j’aurai un peu dormi sera de la même qualité. L’écriture le dit. La proportion le dit. Le sens de la mesure le dit. C’est si finement travaillé que je n’imagine pas possible maintenant qu’elle ait pu en rater un seul. Dans le roman de la photo, une femme se lance dans l’art épistolaire avec l’espoir de reconquérir une mère récalcitrante. Je pourrais t’écrire à ce sujet durant toute cette insomnie qui me gagne. J’ai tellement l’impression, avec ces études, d’avoir couché sur le papier des pages et des pages de textes qui ne seront lues que par un seul correcteur, par un seul professeur, que ce que je lis me donne envie de passer à autre chose. J’ai rouvert certains de mes carnets. J’ai repris mon crayon. Rien ne vient. Tout est bloqué. Il faudrait tout justifier. À quoi tout cela a-t-il pu servir si mon expression n’a plus l’énergie de s’inscrire nulle part ? Alors oui, cet espoir que j’ai lu, j’ai voulu en faire immédiatement quelque chose. La lecture m’a propulsé sur mon clavier, comme si j’allais à nouveau oser.

Écrire.
T’écrire.
Trouver quelqu’un à qui s’adresser.
Je vois déjà à quel point son style m’imprègne.

Mille pensées.


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