Le 11 mai 2012
Ma chère amie,
Il y aurait donc un lien entre cette récente obsession et le fait que je t’écrive car, depuis que j’ai choisi de laisser tous ces romans dans leur carton, qu’ils sont là, chez moi, présents mais non lus, alors que je ne sais même pas à quoi ils ressemblent, ni quelle est leur épaisseur, combien de temps il me faudra, quand déjà trois ont pétrifié le fil de mes journées, bouleversé celui de mes pensées, bousculant ce qui allait peut-être advenir, à cause d’un passé qui m’avait échappé, un déjà-dit si puissant qu’il mobilise tout dans l’être, troublant la certitude d’avoir trouvé ce que je désirais ardemment, pour le lire, bien-sûr, l’étudier, sans aucun doute, mais aussi ce que je projetais, jusqu’à ce premier grand plongeon, oui, c’est vrai, c’est ce que j’aimerais poser là, la première pierre d’une recherche qui va bientôt commencer, au cœur des phrases, inspirant tous ces styles comme un parfum d’été, parce que le besoin d’écrire ce que j’avais envie de lire devenait de plus en plus sensible, depuis, donc, que je me tiens à cette désintoxication imposée, je ne t’ai pas fait part de ce qui a changé dans mon quotidien, pensant qu’il n’y avait désormais plus rien d’utile à relater de cette routine, de ces levers studieux, de ces repos calculés pour que la relecture d’une œuvre au programme soit efficace, de ces sortes de méthodes que je prépare pour être le bon élève, celui qui n’aura pas oublié ce qu’attendent les enseignants, pour la note, oui, pour la note, cette clé nécessaire à l’avenir, que j’ai rendue préalable à la découverte d’un autre monde, quand il aura fallu que des semaines passent, que je vienne postuler pour le titre de grand étudiant, d’ancien, sage d’avoir conçu une partie de ce qu’il sera, isolé, volontairement, développant son propre sujet sans que plus rien ne remette en cause un choix non conscient mais déjà formulé, d’une certaine manière, dans ce corps que j’habite, et qui a bel et bien réussi à ne plus regarder là où avait été reléguée la tentation, jusqu’à ce que tous les examens de cette fin d’année soient définitivement terminés.
C’était cet après-midi, et c’était le dernier. Un long commentaire composé où je me suis emporté à ne plus évoquer que le sang qui coulait partout dans la scène finale d’une pièce de théâtre, profitant que j’aurais à peine le temps de me relire pour laisser divaguer mon imagination, ce que ce serait de mettre du sens sur les mots qu’un auteur a choisi de faire porter à des personnages incarnés, quand tout s’effondre, une histoire, une époque, quand nous savons, nous, les descendants, qu’en effet, les pages se sont réellement tournées, la décadence d’un empire a donné naissance à d’autres courants, jusqu’à hier, jusqu’à ce que nous sommes, l’être sensible ne lisant que l’angoisse exprimée de tout ce qui se savait finissant.
Je suis rentré à pied, lentement, me demandant ce que j’allais bien pouvoir faire de cette attente qui allait commencer, alors qu’il semble que je ne puisse plus intervenir, parce que ce sont maintenant mes professeurs qui se mettent au travail, déchiffrant nos graphies paniquées de ne pas être en mesure de mener une démonstration à une conclusion intelligible, évaluant les moyens d’un seul noyés dans le flot d’une invraisemblable multitude, classant, forcément, une partie de la pensée qui s’éveille. J’ai vu que les arbres avaient fleuri, que le printemps était déjà bien avancé, que je n’étais pas habillé comme celles et ceux qui en profitaient, au bord de l’eau. J’ai observé cet admirable point de vue comme le spectateur d’une salle de cinéma, planté devant un écran. Le souffle lent d’une musique lointaine accompagnait ces images. C’était une très légère oscillation de sons inharmoniques, le jeu d’un être immatériel. J’ai pensé que cela pouvait être la fatigue s’immobilisant. J’ai fermé les yeux pour mieux l’écouter. Et d’autres lueurs se sont inscrites, alors que ma respiration ralentissait. Comme un fantôme cherchant à communiquer, en suspension, aussi, dans un air de plus en plus épais, m’envahissant, me nourrissant. J’ai très certainement dû m’assoupir quelques minutes, parce que, lorsque j’ai à nouveau ouvert les yeux, j’ai senti que d’autres empreintes, comme après ces rêves de semi conscience, s’évaporaient. J’avais anormalement froid. Terriblement faim. Et il m’a fallu faire un effort pour me rappeler pourquoi j’étais assis là, regardant sans les fixer les péniches défiler.
J’ai repris ma marche lente. Sur le chemin, je me suis dit que c’était peut-être aujourd’hui que j’allais m’autoriser à enfin ouvrir ce carton de romans. La négociation n’était pas si simple qu’elle n’y paraissait. Certains termes du contrat étaient restés suffisamment ambigus pour qu’il y ait débat. Une fois que les examens seront terminés ? Que j’aurai mes résultats ? Ce n’était tout de même pas la même chose. Presque dix jours de différence. C’était une épreuve d’avoir fini ce que je venais de faire avec, certains jours, trois devoirs consécutifs. L’envie, déjà, de se récompenser, prenait peu à peu le dessus. Qu’est-ce que cela pouvait changer, finalement, à ce stade ? Puisque je ne pouvais plus intervenir. Puisque ces éléments-là n’allaient plus venir empêcher quoi que ce soit. Puisqu’il y aurait un temps de lecture. Nécessaire. Alors, pourquoi pas ? En attendant. Comme un cadeau. Pour accompagner le repos. Des heures plongé dans son écriture. Comme dans un bain réparateur.
Je sais que, pour certaines matières à fort coefficient, je n’aurai les résultats qu’au moment où ils seront officiellement publiés, mais si, comme ils l’ont fait très aimablement les autres années au cas où nous aurions à préparer les épreuves de rattrapage, certains professeurs nous transmettent les résultats sur les forums, je saurai au fur et à mesure si, peu à peu, ma licence est acquise. Ma prof de latin a été, à cet égard, exemplaire. Je l’ai vue à plusieurs reprises parce qu’elle surveillait plusieurs épreuves durant lesquelles elle corrigeait les copies qu’elle avait reçues la veille. Elle m’a reconnu, et quand je suis venu lui rendre mon devoir, elle m’a dit, avec un adorable sourire, presque plus heureuse que moi de la nouvelle qu’elle allait m’annoncer, qu’elle m’avait mis 12 en version. Moi qui ai enchaîné les pires notes toute l’année, j’ai d’abord cru qu’elle avait peut-être confondu avec un autre élève, mais le message qu’elle a posté sur le forum le soir-même l’a confirmé. C’est un miracle. Souhaitons que ce soit un bon présage.
Quand je suis arrivé chez moi, il n’a plus été question d’ouvrir quoi que ce soit. Je crois même que je n’ai même pas pensé qu’il y avait des livres dans un carton, quelque part dans mon appartement. J’ai posé mon sac, j’ai commencé à rassembler quelques cours qui traînaient sur ma table de salon, et je me suis puissamment endormi.
J’espère que ces longues semaines sans nouvelles ne t’ont pas inquiétée. Comme tu peux le remarquer, je vais bien. Je suis très fier d’être allé au bout de cette année et je suis assez confiant. Il faudrait réellement que j’aie fait un atroce hors-sujet pour avoir à passer le rattrapage, et en relisant mes brouillons, j’ai l’impression que ce n’est pas le cas. Au pire, j’aurai une seconde chance d’y arriver. Et si je n’obtiens pas la note qu’il faut pour me présenter en master, je sais que j’ai déjà quelques romans qui m’aideront à m’en consoler. En attendant, je lis quelques poèmes. Cette auteure-là aussi, te plairait.
We are falling one by one
into its face. The eye of the tunnel
glitters, gaudy and mocking, just
to show us our folly, just
to empty us for the journey.
Mille pensées.
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