I mirror your pain

Le 21 février 2012

Ma chère amie,

J’ai vraiment le chic de toujours venir évoquer quelqu’un qui n’est pas vraiment là, dont on connaît le nom, de loin, qu’on aurait vu passer, ou dont on aurait entendu parlé, chez un ami ou dans un article de journal. Je ne sais pas pourquoi je m’intéresse tout le temps à des auteurs si difficiles à trouver. J’ai passé ma matinée à refaire encore le trajet de mes librairies préférées, celles que j’ai peu à peu sélectionnées parce qu’elles m’offraient des livres que j’aime, mais aussi parce qu’il y avait, dans leurs rayons, de temps en temps, ceux que j’avais aussi dans ma bibliothèque, comme pour tester une sorte de convergence de lectures, pensant, sans en avoir jamais réellement parlé avec quelconque propriétaire des lieux, que ces livres étaient tout de même mis en avant en restant, disponibles, tout simplement, dans les rayons.

Avec le WEB, aujourd’hui, il serait possible de tout commander en deux clics sur des sites marchands, surtout quand on connaît déjà le nom d’un auteur, ou le titre d’un livre. Je suis parfois obligé de céder à cette option comme si je vivais au fin fond de la Papouasie, comme s’il n’était pas envisageable, dans une ville aussi grande que celle dans laquelle je vis, de juste faire profiter aux autres de tout ce qui existe, y compris les exceptions confirmant la règle stricte du communément admis. Déjà qu’il y a une forte pression chez les libraires pour faire tomber le client dans des pièges à pub, des meilleures ventes, le prix d’un magazine féminin, mais au moins, on sait que derrière, il y a des êtres humains qui, même s’ils ne sont pas tout à fait d’accord avec cette technique commerciale, font un travail formidable tout en tentant de faire vivre des commerces fragiles, alors que sur le WEB, on est encore plus irrémédiablement happé par l’aspirateur du standard publicitaire, parce qu’un moteur, qui n’a d’humain que le concepteur du programme, a enregistré un historique de navigation, organisant un soi-disant suivi personnalisé à partir de précédentes commandes, voire, de précédentes recherches. De temps en temps, les suggestions sont pertinentes, mais c’est presque un hasard, car si je prenais le temps de faire une analyse en relevant seulement un tiers du nombre de suggestions, il faudrait humblement constater que c’est, la plupart du temps, du grand n’importe quoi, comme à la télé, des voitures, des parfums, le meilleur yaourt, le film de la semaine dernière et celui de la semaine prochaine. Et je ne parle pas du fait que, parfois, j’achète aussi sur ces sites pour un membre de ma famille, quelque titre qui plairait à l’un et non à l’autre, ou que je viens y passer des moments de pur divertissement, les moteurs enregistrant avec le même intérêt le ludique et l’introspectif, la recherche, la curiosité et le simple bashing d’auteurs que l’on ne supporte plus, autant d’activités si différentes qu’au bout de trois passages, ça ne ressemble plus qu’à “ceux qui ont acheté ce livre ont aussi acheté celui-là” — Grand bien leur fasse —, ou “vous serez intéressé par une histoire de la Chine au XIIe siècle” parce que je me suis trompé, une fois, en cliquant sur La Chine contemporaine, d’Alain Roux, quand je cherchais le fantôme de son presque frère Gaston. Je me retrouve avec tant de suggestions grotesques, parfois, tellement loufoques, que j’ai beau comprendre l’aspect pratique de l’outil, je reviens vite à mes librairies, préférant feuilleter, peser, prendre pour finalement délaisser parce que, de m’être baladé lentement dans les rayons, je me suis souvenu d’un achat plus urgent, ou que j’ai préféré un livre, posé là, déclassé, plus petit, orange, perdu sous une pile, ressemblant tant à ce que j’aime que je n’ai pas résisté à faire de son acquisition une priorité en déposant l’autre sur une autre pile, espérant qu’il suivra une belle destinée ainsi, posé là, déclassé. Je ne demande pas que les libraires me donnent leur avis, mais qu’un livre soit disposé, sur une table, comme l’était le roman que je viens de trouver, me laissant faire moi-même les liens qui ont permis que je l’achète. Au mieux, qu’il soit simplement disponible.

Sur toutes les librairies où je suis allé, moins de la moitié en disposait d’un exemplaire, alors qu’il vient tout juste de sortir. Dans celles qui l’avaient, aucune n’avait un autre titre de cette auteure alors que je sais qu’il y en a potentiellement six autres actuellement publiés. Je suis déçu de devoir revenir à l’immatériel. Ce qui me rassure, un peu, c’est que je ne serai pas obligé d’alimenter des multinationales fort bien cotées, car il sera possible de passer par le site de l’éditeur.

En attendant, je lis le roman que j’ai à ma disposition. Je ne pourrai pas te dire à combien de relectures je suis déjà arrivé. Parfois, je le traverse juste en le feuilletant pour voir ce qui saute aux yeux, et je ris, je m’intrigue, je m’inquiète, puis je plonge dans une partie un peu plus longue, que je relis dix fois de suite, m’arrêtant quand je vois que je me mets bêtement à pleurer, à essayer de comprendre pourquoi, si c’est mon hyper sensibilité qui agit — dont, je le sais, ne voudra pas l’université — ou le style qui provoque cette intime émotion. C’est comme un poème, ou comme une série de poèmes enchâssés dans le roman, je ne sais pas trop, ou comme un recueil de poèmes narratifs. Il y a quelque chose de très profond, d’inaccessible, une irrégularité qui dessaisit, qui repousse, un rythme qui me semble incroyablement maîtrisé.

On s’attache au personnage comme on s’attacherait à un voisin que l’on croise à longueur d’année, s’habituant qu’il habite là, sans trop le connaître tout en sachant qu’il existe, constatant parfois que ses horaires changent, que l’on paraît, comme lui, affairé, ou, au contraire, dans un tout autre moment de vie, quand il semble épuisé alors qu’on est en pleine forme, et vice versa. On a beau ne jamais l’avoir véritablement connu, c’est comme s’il faisait partie du quotidien, et s’il disparaissait, il manquerait presque au paysage, au contenu, à l’avenir. Là, c’est une femme, seule, victime persécutée par des codes sociaux. Elle balade des figures qu’à son époque on admirait. C’est comme un trouble de l’écrit, ou l’écriture d’un trouble. C’est très étrange comme sensation.

Elle évoque ouvertement l’auteur, son inquiétude, ses empêchements. C’est bourré de codes à déchiffrer. Il y a des sigles qui semblent ne rien vouloir dire, URD, EFP, XTM, ZYP, mais ensuite elle répète trois fois GRP. Trois fois. Pourquoi trois fois, si ce n’est pour signifier quelque chose ? Je n’ai encore rien trouvé dans le roman qui pourrait m’éclairer.

Au fond, c’est drôle. C’est comme le récit du suicide manqué du personnage. Une femme, parmi les femmes, sauvée. Par l’écriture. C’est une idée idiote, je suis sûr, et j’entends d’ici Black Boy se moquer de ce genre d’analyse, mais j’ai l’impression que le personnage est sauvé par le roman-même qui lui a donné vie.

Si c’est un roman isolé, il est parfait, peut-être son bestseller. Au pire, si tout le reste est raté, je pourrai chercher de quoi constituer un petit corpus d’œuvres un peu originales qui n’auraient pas percé l’histoire et qui révéleraient l’hétérogénéité de l’art dans le mouvement continu de la création. Quand je pense à tout cela, un gouffre s’ouvre. Je me calme en écoutant des musiques désespérées, et cela me fait beaucoup de bien de t’écrire.

I am your pale companion
I mirror your pain
I was your shadow
All those long nights
All those days long passed

Listen to me
Listen to me
This message is for you

Where I am now all sorrow is gone
Where I am now all lovers are together

In my arms only will you find rest
Gentle rest

Mille pensées.


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